Le lendemain matin, nous ne traînons pas car nous voulons traverser le Honduras et nous rapprocher de la frontière du Guatemala. La sortie du Nicaragua se fait rapidement. Un des douaniers nous interpelle en nous demandant si on est sûr de vouloir aller au Honduras. On lui dit que oui.
Une centaine de mètres plus loin, nous garons le Concorde devant le poste frontière du Honduras. Ce n'est pas la foule des grands jours. Contrairement aux autres frontières d'Amérique centrale, pas de file interminable de camions, ni de file à l'immigration. Cela en devient suspect.
Quand nous arrivons au guichet, le douanier appose un papier sur les détecteurs d'empreintes : "No Huellas" (Pas d'empreintes). Mesure sanitaire pour éviter la contamination au Coronavirus.
Il regarde nos passeports et s'éloigne dans les bureaux. Il revient avec un air désolé et nous dit : "On ne peut pas vous laisser rentrer". Ensuite vient une explication qui argumente sur le fait que nous sommes Européens et que, là-bas, il y a le Coronavirus. On lui explique qu'on a quitté l'Europe il y a plus de 9 mois et qu'à ce moment-là, le virus, personne n'en parlait. Son chef vient à la rescousse avec le même air désolé. Il nous réexplique, disant que c'est un ordre qui vient directement du Président hondurien et qu'il ne peut rien faire. Il promet néanmoins d'appeler son chef en expliquant notre cas particulier...
Le chef, un militaire parait-il, sera ferme : aucun Européen ne peut entrer au Honduras ! Sur ce, ils gardent nos passeports, gentiment (sans ironie, tous les fonctionnaires de douane hondurien ont toujours été très aimables). Ils nous disent que seule une solution diplomatique pourrait changer les choses.
Edna, qui n'est pas Colombienne pour rien, entre alors en mode "je vais pas lâcher le morceau". Le siège s'organise devant le bureau de l'immigration alors qu'il n'est que 11 heures du matin. On peut dire qu'on a tout tenté : on laisse les enfants en piquet devant le guichet pour attendrir le personnel, on trouve une carte SIM hondurienne pour appeler le consulat belge, on essaie de trouver un piston à Bruxelles pour faire bouger la diplomatie belge, on appelle l'Ambassade du Panama qui est compétente pour le Honduras... Un Hondurien nous propose même de trouver quelqu'un qui nous donne le visa pour quelques billets... Rien n'aboutit... et il est déjà 17h. Nous sommes tous épuisés par cette journée passée par 40 degrés sous un soleil de plomb.
On tente une dernière opération. Edna est mandatée pour faire quelque chose que nous avons toujours refusé de faire, où que nous allions en Amérique : soudoyer le douanier. Mais ici, nous n'avons pas d'autre choix. Elle va dans le bureau du douanier pour négocier l'affaire. La conversation dure, et Ludovic commence à s'inquiéter. Après de longues minutes, Edna revient avec les passeports, les larmes aux yeux et un sachet à la main : "On ne peut rien faire. Je n'ai pas pu. Je n'ai pas eu le courage de lui proposer. Il est trop gentil et c'est lui qui m'a corrompue". Edna lève le sachet et nous montre les tamales (spécialité latinoaméricaine à base de farine de maïs). C'est le douanier hondurien qui les lui a offert. Que voulez-vous faire contre un sachet de tamales ?
Edna a quand même obtenu les coordonnées du douanier, pour qu'on puisse rester en contact si la situation évolue.
Nous faisons demi-tour vers la frontière nicaraguayenne. Nous rencontrons des français et des allemands, qui viennent d'El Salvador, et qui ont donc pu traverser le Honduras aujourd'hui. Comment est-ce possible, si les frontières sont fermées pour les Européens ? Une lueur d'espoir renaît ! Nous contactons notre douanier aux tamales qui nous confirme l'information. Ils sont entrés sur le territoire hondurien à 10h, et l'ordre de fermeture a été reçu vers 11h. Nous faisons le lien : dans le même ordre, on demandait aussi de ne pas utiliser le scanner d'empreintes digitales. 11 heures, c'est l'heure à laquelle nous sommes arrivés au guichet... A quelques minutes près...
Tout le monde est épuisé par la journée, mais elle n'est pas encore finie. Nous devons repasser la frontière nicaraguayenne dans l'autre sens. Elle est déjà compliquée à passer en temps normal. Elle le sera encore plus ce soir-là... Au passage, ils nous soulagent à nouveau de quelques dizaines de dollars. Les mêmes que nous avions déjà payé un jour plus tôt...
Après quelques kilomètres dans la nuit, nous trouvons refuge sur le parking d'un centre de plein air. La piscine sera notre meilleur réconfort.
Cette journée du samedi 14 mars est, nous l'espérons, la pire journée de notre voyage. Se faire refouler à une frontière juste à cause de la couleur de son passeport, c'est une frustration extrême. Pendant plusieurs heures, nous avons eu un bref aperçu de ce que vivent les réfugiés du monde : ceux du Venezuela, qu'on a croisé par milliers sur les routes, et ceux du monde entier, qu'on rejette aux frontières de l'Europe. On est ému rien que d'y penser. Mais nous ne sommes pas à plaindre : nous ne sommes que des touristes en voyage, nous avons de l'argent et une patrie. Nous avons un toit où dormir et une maison qui nous attend. Nous sommes en bonne santé et nos vies ne sont pas en danger. Les réfugiés n'ont pas la chance que nous avons.
A tous les 6, cette expérience nous a marqué. Avec un passeport belge, on pensait être à l'abri de ce genre de situation. Dans les jours qui suivent, les enfants jouent plusieurs fois au passage de frontières du Honduras, avec un douanier intransigeant...
Même si nous étions déjà sensibles à la cause des réfugiés du monde, nous n'accueillerons plus jamais l'étranger comme avant. Malgré la difficulté et la détresse, nous avons toujours rencontré des gens bienveillants pour nous aider. Merci à tous ceux-là.